Pour expliquer la genèse : il y a quelques années j'ai voulu m'attaquer à l'ultra, moi aussi je voulais montrer aux autres que j'en étais capable. J'ai attaqué par le plus gros, la French Divide, je n'ai pas réussi à prendre le départ à cause du stress. Je me suis rabattu sur la GTB, j'ai dû abandonner sur blessure à mi-parcours. J'ai mis longtemps à comprendre les raisons de mes échecs et à accepter mes peurs, puis j'ai décidé d'y aller de manière réfléchie et progressive, en laissant le temps au temps. Mon ego attendra...
Le Tour de Savoie s'inscrit dans cette idée : après avoir tenté des trucs à la journée ou sur 2 jours, tenter un truc sur 3 jours et continuer ma lente progression, acquérir de l'expérience. Comme j'ai du mal à gérer la solitude, l'entrée dans la nuit et que j'ai peur des chiens, je me suis rabattu sur la route qui m'aide à mieux gérer certains paramètres plutôt qu'à VTT ou en gravel (je me sens moins seul sur asphalte qu'au fond des bois, j'ai moins l'appréhension de la nuit et des chiens...).
J'ai effectué un BRM 200 "La ronde des fruitières Baujues" fin avril organisé par ce même club ; la trace était sublime, l'ambiance géniale, et à l'arrivée une bénévole m'a tendu le flyer de leur premier tour de Savoie, j'ai décidé de tenter alors que je n'ai l'habitude ni du dénivelé, ni de l'asphalte, et que je ne connais pas du tout le milieu montagnard à vélo. Je me suis fixé comme seul objectif de finir, si possible en 3 jours.
Le soir du départ j'arrive 2h30 à l'avance, le temps de saluer mes 16 coaventuriers et viser la grande diversité de profils présents allant du plus débutant au plus expérimenté, faire le tour du mini salon organisé pour l'occasion, passer le contrôle du vélo et tranquillement préparer mes affaires. Je me suis retrouvé à partager le dîner d'avant départ assis en face d'un gars adorable et très expérimenté (il a effectué un tour de France en solo il y a quelques années, plusieurs Biking Man...). On a un peu discuté et il m'a pas mal conseillé et rassuré. On a pris le départ à 19h30, après 15 minutes de route je me suis arrêté pour enfiler ma veste de pluie, il s'est arrêté à ma hauteur pour en faire de même et on ne s'est plus quittés jusqu'à l'arrivée 3 jours plus tard.
La trace prévoit 16 franchissements de col (pas tous gravis, ceci dit) et autant de CP, dès le premier je me cale dans son rythme qui me convient bien. On roule avec un troisième larron super sympa aussi, plusieurs Desertus Bikus à son actif et pas mal d'autres itinérances longues. Pour une fois, les 2 gars sont très expérimentés mais très humbles, en comparaison avec d'autres que j'ai pu croiser sur d'autres épreuves et qui parlaient surtout beaucoup... d'eux-mêmes et de leurs exploits. La pluie est présente dès le départ, d'abord faible puis assez rapidement forte. Etonnamment ça n'entame pas mon moral. On enchaîne le Grand Cucheron, puis le Glandon dans des conditions météo difficiles : pluie forte se mêlant à quelques flocons de neige à l'approche du sommet, brouillard épais (je voyais à 10 mètres à peine, ma lumière projetant un halo me faisant mal aux rétines). Les 3 derniers kilomètres sont raides, difficiles. On enchaîne avec la Croix de Fer, qui nous paraît presque une simple formalité, et on attaque la descente dont l'organisateur avait prévenu que la route avait été fraîchement refaite. Résultat, des gravillons par paquets épais et mal tassés, une visibilité quasi nulle, la pluie qui ne faiblit pas... on descend au ralenti, la roue avant chasse au freinage, c'est tendu... En arrivant presque en bas, on a perdu notre troisième comparse ; on s'inquiète pour lui, on revient un peu sur nos pas, sans trouver sa trace. On consulte le suivi GPS, il semble s'être réfugié dans un bâtiment du hameau juste au dessus. On ne parvient pas à le localiser précisément, on décide de repartir, la pluie s'est un peu calmée... pour redoubler d'intensité quelques minutes plus tard. Il est 3h du matin passées, je suis transis de froid et trempé jusqu'aux os... on tente notre chance dans un hall d'immeuble, par chance ouvert et chauffé. On s'y pose le temps de fermer les yeux et sécher un peu. On repart un peu moins de 2h plus tard réveillés par les chants des oiseaux annonciateurs du lever du soleil imminent ; la route est détrempée mais la pluie a enfin cessé. On attaque le Mollard au lever du jour, de bonne humeur. On y rattrape 2 participants aux vélos et tenues vintage qui ont la tête des mauvais jours : ils ne se sont pas arrêtés et semblent dans le dur. On les encourage comme on peut et on poursuit notre route.
Les kilomètres s'enchaînent bien, on se complète idéalement : mon comparse donne le tempo en bosse, j'ouvre en descente. On arrive à Saint-Jean-de-Maurienne, première pause boulangerie, le café brûlant fait du bien. On poste une blague aux copains sur le WhatsApp de l'épreuve et on file. Le moral est au beau fixe, on attaque le Chaussy par les lacets de Montvernier, l'Iseran était au programme mais n'est toujours pas rouvert. La trace est sublime, je me régale les yeux. La descente se passe bien, je prends beaucoup de plaisir sans trop prendre de risques. J'ouvre toujours car mon compagnon de route est un peu refroidi par une sale chute 2 semaines plus tôt. On se complète bien, on parle de tout et de rien, tout s'enchaîne naturellement. Pause ravito à La Chambre, en bas de La Madeleine qui sera gravi non pas par la route principale mais par une petite route en escalier qui va finir par me tuer. A moins de 5 kilomètres du sommet, je serre le moteur sans préavis. Mon comparse poursuit ; là où il y a quelques années j'aurais certainement basculé mentalement et bâché, là ma maigre expérience m'amène à ne pas paniquer. Je m'arrête, je m'assois, je mange, je bois, je checke mes mails pour me changer les idées, et j'attends que l'orage de la fringale passe. Je préviens mon désormais collègue de ma panne moteur et lui dis de poursuivre sa route sans m'attendre. J'ai le sentiment qu'après une quinzaine d'heures passés ensemble, il m'a mis "sur la rampe de lancement" et que je saurai désormais poursuivre ma route seul. Une quinzaine de minutes plus tard, je me sens mieux et reprends ma route. A ma grande surprise, je retrouve mon compère au sommet de La Madeleine, qui s'est enfilé un croque-monsieur et un coca en m'attendant. Je suis très heureux de le retrouver et de me dire qu'on va continuer un bout de chemin ensemble. On attaque la descente, longue et rapide, on est mercredi midi et le soleil est enfin apparu. Je me régale, littéralement.
Les kilomètres s'enchaînent, je ne ressens pas la fatigue de la nuit quasi blanche, j'ai enfin séché, le vélo et le corps tournent comme une horloge. On décide de poursuivre jusqu'à Bourg-Saint-Maurice, le dernier gros col après Moutiers passe bien mais les 20 derniers kilomètres de la journée sont quand même assez longs car on avait imaginé finir par une descente tranquille, à la place de laquelle on se coltine une succession de tape-culs bien raides dans les coteaux de vignes. Il fait chaud, on est fatigués, la pancarte Bourg-Saint-Maurice signe notre immense soulagement ! On arrive à l'hôtel vers 16h30, après 275 km et 8200 de D+. Le troisième compère qu'on avait perdu dans la descente de la Croix de Fer arrive 30 minutes plus tard, on est heureux de voir qu'il va bien. Belle journée, la plus grosse à vélo de toute mon existence. Malgré tout je suis en bon état, je n'ai mal nulle part. Avec mon collègue on décide de prendre notre temps et on se donne rendez-vous le lendemain vers 8h30, pour profiter à fond du soleil et du panorama. Je récupère ma chambre, trie mes affaires, vais m'acheter à manger ainsi qu'un câble USB bêtement oublié au départ, puis m'effondre de sommeil vers 20h. Je me réveille à 23h, une grosse fiesta est en cours à l'hôtel mais je parviens à me rendormir.
Le jeudi matin, je suis réveillé à 4h, en pleine forme. J'hésite à repartir mais comme mon collègue m'a attendu au sommet de la Madeleine la veille, je décide de respecter notre accord et d'attendre 8h30. Je reste un peu au lit, checke mes mails pros, puis me lève, petit-déjeuner copieux mais pas trop, puis je décide de changer mes plaquettes de frein qui sont mortes. L'hôtel (Base Camp Lodge) est doté d'un local vélo sécurisé et d'un atelier vélo suréquipé, j'utilise le pied d'atelier et les outils mais... j'ai mal fixé le vélo, qui tombe lourdement du pied. Heureusement, rien de pété mais j'ai eu très peur. Je n'arrive pas à rentrer les pistons du frein avant pour installer les plaquettes neuves, je n'insiste pas et remonte les plaquettes d'origine, qui par miracle tiendront jusqu'au bout. On décolle comme prévu à 8h30 sous un grand soleil, avec 21 km de montée jusqu'au Cormet de Roselend pour débuter la journée. Il fait bon, la montée est tranquille, c'est magnifique comme endroit, je me régale les yeux et les narines. On enchaîne avec le col du Pré, puis descente magnifique sur Arèches et ravito dans une boulangerie exceptionnelle à Beaufort avant de gravir le col des Saisies. On enchaîne avec le magnifique col de l'Arpettaz et sa descente côté Ugine ultra technique, un pur régal (la montée, un peu moins la descente) avec un panorama de dingue au sommet ! Malheureusement on a loupé un collègue qui se ravitaillait au refuge du sommet, dommage. S'en suit une longue portion de piste cyclable qui fait du bien jusqu'à Ugine, la cité médiévale de Conflans, Albertville. Il faut se remettre dans le rythme au départ de la montée du Collet de Tamié mais je suis heureux de quitter la ville, son bruit, ses mauvaises odeurs d'autant qu'on l'a traversée à l'heure fatale de sortie de classes... Le Collet arrive assez vite, puis la descente vers Frontenex suivie des tape-culs dans les vignes qui nous amènent juqu'au château de Miollans, une partie du tour que je connais bien. On termine la journée avec le col du Frêne, j'accuse un peu le coup et suis vidé physiquement mais ne lâche pas. Mon comparse file rejoindre son gîte réservé au Châtelard car il doit arriver avant la fermeture de la supérette locale. Quant à moi, je dors chez mes parents à 3 km de la trace, où j'arrive vers 19h30 après 195 km et 5200 de D+. Je dîne, tiens le crachoir jusqu'à 21h30 puis vais m'écrouler de sommeil.
Le lendemain, je me lève vers 6h, prends un costaud petit déjeuner, checke le vélo, range tranquillement mes affaires puis file à l'anglaise alors que mes parents dorment encore, pour rejoindre l'endroit où mon comparse a dormi, distant de 6 km. On décolle ainsi vers 8h sous une pluie battante avec l'intention de boucler dans la journée. On essuie des trombes d'eau pratiquemment durant les 2 premières heures, jusqu'au Belvédère du Revard où souffle un vent à décorner les boeufs. On attaque la descente alors que la pluie s'estompe, 20 km de profil descendant qui refroidissent sans réussir à me glacer totalement. S'en suivent de longs kilomètres de transition qui sollicitent différemment les muscles, habitués après 48h à une succession de longues montées puis longues descentes. Là, le profil est intermédiaire, très vallonné, parfois cassant. Les pétards se succèdent à rythme soutenu, ils nous font mal mais n'entament toujours pas notre moral. Détour à l'Abbaye de Hautecombe pour valider l'un des 16 CP, puis on retrouve un participant qui a percé. On l'aide à réparer, il casse sa valve... on lui donne une chambre à air, je lui laisse ma pompe, on l'encourage car c'est aussi une première pour lui, et on reprend notre route. S'en suivent une succession de bosses courtes mais souvent raides, ponctuées d'averses sans grande intensité. Au troisième jour, le rythme monter, manger, enfiler le coupe-vent, descendre, s'arrêter à la boulangerie est désormais bien rôdé. On finit par arriver au lac d'Aiguebelette, point d'attaque du dernier morceau : la Chartreuse. La fatigue commence à se faire sentir mais les jambes répondent toujours, je me rends compte que sur les 3 jours j'aurai monté tous les cols à la même allure et sur les 2 mêmes pignons arrières, le 36 ou le 42. On découvre un nouveau panorama, différent de tous les autres et qui me rappelle des souvenirs d'enfance (j'ai débuté le ski de fond au Désert d'Entremont), pour finir par atteindre le col du Granier qui marque la dernière descente vers Chambéry, dernier CP en centre-ville avant de rejoindre le Bourget du Lac où se situe l'arrivée. La pluie menace encore et nous humecte sans nous rincer. Par contre pour ceux qui sont encore en Chartreuse, ça doit être déluge, les pauvres... Au compteur, 220 km et 4450 de D+, auxquels il faudra rajouter 19 km pour rejoindre le lieu de départ où ma voiture est stationnée.
A l'arrivée nous sommes accueillis comme des rois par des bénévoles plus nombreux que les participants, qui nous offrent des bouquets, nous embrassent et nous traitent comme des héros que nous ne sommes pas. Interview, photo souvenir, remise du trophée finisher devant la banderole officielle, puis apéritif et dîner très copieux offerts par l'organisation dans une ambiance de fête mémorable. Je me régale de la compagnie de ces gens simples et vrais, dénués de toute approche mercantile et généreux dans la bienveillance. Je profite du moment, puis vers 21h avec mon comparse on enfourche nos vélos pour rejoindre nos voitures, stationnées à 19 km de là. En arrivant au parking, je le remercie chaleureusement pour ces 3 jours, range mes affaires et trace pour enchaîner les 5h de route jusqu'à chez moi. J'arriverai peu avant 3h du matin, en pleine forme et avec une seule envie : repartir rouler en Savoie !
Au final, loin des grosses machines que sont la RAF ou Biking Man, avec cette organisation confidentielle j'ai payé 50€ de frais d'inscription pour 2 très copieux et très bons repas, un suivi GPS en temps réel, un beau trophée confectionné en bois par un artisan local, un joli bouquet de fleurs fait maison, une trace magnifique assortie d'un road book très complet, des alertes de sécurité en temps réel (météo, fermeture de route...), un groupe WhatsApp à l'ambiance bon-enfant avec un véritable esprit d'entraide entre participants, des sourires de bénévoles en pagaille, des étoiles plein les yeux et des souvenirs plein la tête.
J'ai passé 3 jours magiques sur mon vélo, dans une parenthèse totalement hors du temps, en compagnie d'un gars adorable et entouré de gens bienveillants. Je mesure la chance que j'ai eue de vivre ce moment.